Les vigiles : visages précaires de la société de surveillance

Les vigiles sont de plus en plus nombreux dans les supermarchés et autres commerces. Visages exposés d’une société de surveillance en pleine expansion, leurs droits sur les clients mais aussi leur précarité sont méconnus. Revue de questions.

Monoprix, rue Nationale, un mardi en heure creuse. J’entre dans la partie alimentaire du magasin d’un pas pressé… Un type habillé en noir m’appelle, « mademoiselle ! ». Pas de réponse, je poursuis mon chemin, décidée à passer un minimum de temps dans cet univers passionnant qu’est le supermarché. Deuxième sommation : « mademoiselle ! ». Cette fois, je m’arrête et j’attends qu’il arrive à ma hauteur. Un « dialogue » s’instaure.

– Il faut laisser votre sac à dos à l’entrée
– Non, merci.
– C’est la règle du magasin, s’il vous plait mademoiselle.
– Vous me soupçonnez de quoi ?
– On ne soupçonne personne, c’est comme ça pour tout le monde.
– Donc vous soupçonnez tout le monde de vol, c’est assez énervant. Et puis je trouve problématique de vous confier mon sac et le bout de ma vie privée qui s’y trouve.
– Non, mais vous savez il y a beaucoup de vols. Vous me donnez votre sac ?
– Non, je ne vous le laisserai pas, ça ne vous embête pas d’importuner tout le monde avec ça ?
– Je ne fais que suivre les consignes.
– Comme tout le monde… Je peux y aller, là ?
– Bon… ok mais il faudra que je regarde votre sac à la sortie. J’ai le droit.
– Ouais même si c’est problématique. Saloperie de société de surveillance… A tout à l’heure !

voleuseCette conversation, ou une variante, je l’ai eu des dizaines de fois avec des vigiles. A chaque fois que j’ai un peu de temps à perdre en fait, parce que parfois il m’arrive de me dire que « bon cette fois tu files ton sac, ça ira plus vite ». J’en ai eu de plus absurdes aussi. Alors qu’il voulait vérifier mon sac, un vigile m’a même dit « mais je sais bien que vous n’avez rien volé donc je vois pas ce qui vous pose problème ». C’est ce qu’on pourrait appeler l’argument « caméra » : tant que t’as rien à te reprocher, blablabla… Même plus envie de répondre que « justement ducon, c’est parce que j’ai rien à me reprocher que je veux pas que tu me contrôles ! ».

Cette conversation, donc, revient régulièrement… et mon agacement à la vue d’un vigile et face aux demandes de dépôt de sac ou de « simple contrôle visuel » demeure le même. D’abord parce que je peux pas saquer cette société de contrôle qui fait de chaque individu un coupable qu’il faut pister en permanence, ensuite parce que revient toujours cet argument insupportable « je ne fais que suivre les règles ».
Les vigiles : salariés précaires du juteux secteur de la surveillance

Cet énervement récurrent m’a progressivement amenée à me poser des questions. Qui sont ces vigiles ? J’en vois de plus en plus, oui, mais combien sont-ils ? Ils sont pour la plupart issus de ce qu’on appelle poliment des « minorités visibles » : est-ce un hasard ? Que peuvent-ils réellement exiger de moi ? etcetera. Je livre ici quelques éléments de réponse.

Les sociétés de « sécurité privée », parmi lesquelles on trouve les boîtes employant les vigiles, sont de plus en plus nombreuses en France, même si cela ne signifie pas forcément que le nombre d’employés augmente [1]. Pour me documenter je me suis rendue sur le site des voisins de la sécurité publique : le Ministère de l’Intérieur. Les chiffres que je donne ici, rendus publics en 2012, datent de 2011 mais on peut être sûr que la tendance d’alors n’a pas beaucoup varié. En 2011 donc, 9 800 entreprises (500 de plus que l’année précédente soit une croissance de 5,4%) employaient 143 000 salariés dont 88% de vigiles (soit 126 000 personnes). A titre de comparaison, à cette même date, la police nationale employait 145 500 agents. Aujourd’hui, le nombre d’employés de la sécurité privée est donc sans doute supérieur à celui de la sécurité publique.

Ces entreprises, enfin surtout les plus grosses d’entre elles, se partageaient un juteux chiffre d’affaires de 5,3 milliards d’euros dont 72% provenait des activités de surveillance. Enfin, en ce qui concerne les employés, on voit dans les chiffres donnés par le Ministère de l’Intérieur les caractéristiques « classiques » des secteurs à forte précarité : un salariat jeune, peu qualifié, avec un relativement fort pourcentage de temps partiels, et un très fort turnover. Celui-ci atteignait 60% en 2011 [2] ; vigile demeure le plus souvent un emploi temporaire « en attendant mieux » (moins pénible et mieux payé). 86% des salariés du secteur sont considérés comme des agents d’exploitation (chiffre en diminution depuis 2005), 15% exercent à temps partiel, les salaires sont considérés par le Ministère de l’Intérieur comme faibles. Le profil type de l’employé d’une entreprise de sécurité ? Un homme (87% des salariés du secteur) de 38,5 ans… et souvent immigré.

Vigiles procédant à un contrôle visuel

Certains d’entre vous ont sans doute constaté l’importante proportion de vigiles issus de ce que les journalistes appellent poliment les « minorités visibles ». La première raison de cet état de fait est sans aucun doute que pour des postes peu qualifiés, mal rémunérés et pénibles (station debout pendant de longues heures, altercations récurrentes avec des clients), le recrutement s’effectue essentiellement parmi les classes les plus populaires. Mais cette surreprésentation de certaines origines géographiques relève aussi des choix effectués par les sociétés de surveillance. Selon des témoignages concordants de vigiles ou d’anciens vigiles, certaines sociétés pratiquent en effet un recrutement « ethnique ». Elles recrutent prioritairement des hommes noirs, le plus souvent issus d’une immigration récente. Tout cela repose sur une triple logique : racisme, filière de recrutement, exploitabilité maximale.

La première consiste à jouer sur le cliché raciste de l’homme noir qui fait peur, chose nécessaire chez un vigile. Interviewé par Rue89, le gérant d’une société de surveillance reporte les accusations de racisme sur le public visé : « Dans les banlieues, un vigile noir passe beaucoup mieux. C’est un motif de conflit en moins en cas de souci avec des clients qui auraient tôt fait d’accuser un vigile blanc de racisme ». Comme chacun sait, il est en effet tout aussi impossible pour un noir de suivre des directives racistes (les « testing » en boîtes de nuit ont depuis longtemps prouvé le contraire) que pour une femme de perpétuer des comportements sexistes…

La seconde amène à mettre en place une filière de recrutement au sein d’une même communauté afin de s’assurer de la solidarité et de la malléabilité des candidats, « parrainés » par un ancien, ce qui crée des chaînes de pressions multiples.

La troisième est la plus subtile mais pas la moins dégueulasse : en recrutant des personnes ayant besoin de travailler pour avoir leur titre de séjour, les boîtes de surveillance s’assurent d’un personnel qui, maintenu dans une situation de faiblesse voire de dépendance, est docile et flexible à merci. Les vigiles sont alors mal placés pour contester le bienfondé des règles qu’on leur demande de faire respecter ou de faire fi de cette consigne. Certaines boîtes de surveillance (mais ce ne sont pas les seules, on retrouve pareils agissements dans d’autres secteurs) poussent même la logique encore plus loin (dans le crade).

La technique consiste alors non pas à embaucher des personnes avec permis de séjour comme pour la première variante mais d’aider d’autres à en obtenir. Grandeur d’âme finalement que de permettre à certains de n’être plus sans-pap’ ? Pas vraiment. Dans le but de les décourager de le faire, les entreprises doivent en effet payer une taxe pour embaucher des salariés étrangers (après avoir prouvé leur incapacité à trouver un français compétent) [3]. Certaines boîtes plutôt que de payer, proposent alors un deal à leurs futurs employés : avancer le montant de la taxe, montant qui sera retenu sur les futurs salaires en échange du précieux sésame qui permet d’obtenir un titre de séjour. La dépendance est alors totale, l’obéissance et la malléabilité garanties.

On comprend donc la situation de précarité dans laquelle se retrouvent les vigiles (je ne précise pas que leur rémunération n’est pas à proprement parler mirobolante et que leurs horaires de boulot sont les mêmes que pour tous les salariés de la grande distribution : décousues, étendues et… c’est le mot magique, flexibles). Face à ce constat, et dans la mesure où, pour beaucoup, vigile est un des rares emplois qu’il est possible d’obtenir, peut-on jeter la pierre aux vigiles ?

Assurément, s’ils sont une pierre apparente de la société de surveillance, ils se trouvent en bas de son échelle sociale et de responsabilité. Les vrais responsables sont leurs chefs, qu’ils soient ceux des sociétés de surveillance, du supermarché du coin ou de la chaîne nationale. Bien sûr, pour nombre d’imbéciles bornés, précaires ou pas, se retrouver avec un pseudo-statut, un badge et un uniforme suffit à faire un usage zélé et jouissif du micro-pouvoir qu’on vous laisse. Les vigiles ne font pas exception et certains semblent ainsi ravis de faire carrière. Cependant, de cette machine ils ne sont que les ultimes exécutants et si on ne peut jamais être exempté de toute responsabilité dans des actes librement consentis, le niveau de contraintes qui pèse sur eux rend cet exercice difficile.

Mon énervement et ma rage leur sont moins destinés qu’à leurs supérieurs et à l’immense majorité de mes contemporains qui semble trouver ce contrôle systématique parfaitement normal. Mes conversations avec eux, aussi illusoires soient elles, n’ont jamais pour objectif de les fragiliser (ce que je leur mentionne souvent) mais d’être audibles ailleurs, au-dessus et à-côté (tu sais, le regard en coin du type qui se dit « encore une emmerdeuse ! »).
Contre la surveillance généralisée : refusez qu’on vous contrôle !!

Une fois cela dit, demeure une question : quels sont les droits des vigiles ? Revue de ce qu’ils peuvent, ou non, exiger de vous.

Tout d’abord, notons que ce que j’écris dans la suite de cette article n’est valable que pour les agents de sécurité assermentés : pas, par exemple, pour les caissières ou tout autre salarié d’un magasin, qui n’ont, en la matière, aucun droit. En effet, vigile est un métier à part entière. Depuis le 1er janvier 2008, la détention d’un certificat de qualification professionnelle (CQP) est ainsi obligatoire pour exercer cette fonction. Il semble cependant que certaines entreprises ne respectent pas cette obligation mais je ne reviendrais pas ici sur ce sujet.

Les vigiles ont le droit de faire des contrôles visuels des sacs (« bagages à main » selon la loi [4]), et ce uniquement dans l’enceinte du bâtiment dont ils ont la garde [5].

La fouille, elle, est soumise au consentement de la personne. S’ils sont autorisés à faire des contrôles visuels, vous pouvez toujours les refuser… la loi ne prévoit aucune sanction en cas de refus. Cependant, si vous refusez le contrôle visuel, ils peuvent vous refuser l’entrée du magasin si et seulement si celui-ci est soumis au plan Vigipirate (il s’agit alors d’un refus de vente dit « légitime »). Dans le cas contraire, vous pourriez protester contre ce refus de vente, le fait de porter un sac n’étant a priori pas un motif légitime. Cependant, aujourd’hui la plupart des magasins sont soumis au plan Vigipirate. Les panneaux à l’entrée des magasins ou aux caisses précisant que le magasin se réserve le droit de fouiller votre sac ou que vous devez présenter votre sac à la caissière n’ont aucune valeur. Un vigile (enfin le magasin qui l’emploie) n’a pas le droit d’exiger que vous laissiez votre sac à la consigne. Le site Bohwaz.net conseille, dans le cas où on vous demande ça, de refuser ou de demander « un reçu signé attestant de leur responsabilité en cas de vol ou de dommages », demande qui a, selon le site, de grandes chances de vous éviter le passage au stade « consigne ». Si vous acceptez, le magasin est responsable de toutes les affaires que vous lui confiez.

Vigiles surveillant l’entrée d’un supermarché

Comme tous les citoyens, en cas de flagrant-délit, les vigiles ont le droit d’« appréhender » le voleur présumé et de le surveiller le temps que la police arrive. C’est ce que précise l’article 73 du code de procédure pénale : « Dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour en appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche. ». Peuvent-ils dans ce cas faire usage de la force pour qu’un individu reste au sein du magasin contre son gré ? Comme le précise Georges Moréas sur son blog, cette question n’est pas tranchée par les textes de loi et son appréhension est laissée aux juges. Fuir n’est donc pas forcément indiqué si vous êtes pris en flagrant-délit. En revanche, si rien ne vient appuyer le flagrant-délit (autrement dit, personne ne vous a vu voler, aucune caméra ne vous a filmé, etcetera), rien n’autorise le vigile à vous forcer à rester dans le magasin, le cas échéant vous pourriez porter plainte pour atteinte à votre liberté de circulation. Rien n’autorise un vigile à vous emmener dans un local à part, il peut vous le demander mais vous avez le droit de refuser et il semble plus sécurisant de rester visible (et audible) des autres clients du magasin pour vous prémunir de toute pression ou dérapage du vigile.

Parce qu’on ne pourrait se contenter de se planquer derrière une loi qui ne nous protège en rien et augmente chaque jour un peu plus les possibilités de contrôle, le plus sain reste de désobéir. Rien ne vous empêche de refuser systématiquement de laisser votre sac ou de vous le faire contrôler visuellement et d’expliquer bruyamment les raisons de votre mécontentement et votre refus. D’abord ça permet de se soulager un peu. Ensuite, si on est suffisamment nombreux à le faire systématiquement, ça finira sans doute par remonter aux oreilles du patron du supermarché, et même s’il y a peu de chances que ça infléchisse ses pratiques et ses convictions, ça lui permettra sans doute de s’interroger un peu. Enfin, y a sans doute moyen de contaminer la majorité passive qui me regarde à chaque fois plus ou moins comme un extraterrestre, le plus souvent ne comprend pas « pourquoi elle fait chier celle-là ? » et trop souvent, bien trop souvent, prend partie pour cette surveillance généralisée.

Voleurs posant fièrement avec leur butin

Ah, j’allais oublier, un dernier rappel pour les patrons qui gèrent leur supermarché à grands coups de vigiles sous-payés et de caméras de surveillance : personne n’a jamais eu besoin de sac à dos pour vous chouraver de la bouffe !

Samira Drexler