Présumés terroristes

Le site de la Quadrature du Net propose une analyse détaillée du projet de loi liberticide dit « anti-terroriste » qui permet en particulier le blocage de sites internet pour peu qu’il soit décidé de leur accoler l’étiquette d’apologie du terrorisme. Je sélectionne ici quelques points.

Passé en procédure accélérée, le projet de loi « anti-terroriste » recourt à une logique d’exception : il faut une réponse exceptionnelle à une violence exceptionnelle. Utiliser ou mettre en scène une crise pour faire passer des mesures autoritaires extraordinaires n’est pas une stratégie politique nouvelle [1] et le « terrorisme » est un levier habituel pour faire passer ces restrictions inhabituelles. Au fil de l’Histoire, l’enjeu principal de la qualification de « terrorisme » a toujours été la défense du monopole de la violence légitime de l’Etat : en qualifiant de « terroriste » toute autre organisation politique violente (« sous-nationale » ou non-étatique), le groupe politique « Etat » revendique sa légitimité à effectuer des interventions violentes pour protéger « sa population ». Efforçons-nous d’abord de saisir l’esprit général de cette loi, avant de nous attacher à ses conséquences pratiques sur les militant-e-s et sur les sites internet contestataires.

L’esprit de la loi

Pour obtenir le consentement de « sa population » aux mesures dites anti-terroristes, le tour de passe-passe consiste à créer des conditions psychologiques particulières : le sentiment d’une menace, d’un danger. Comment ce projet de loi s’y prend-il pour construire une nouvelle figure menaçante du « terroriste » ?


À quoi répond ce projet de loi ?
Ce projet de loi est destiné à lutter contre l’embrigadement dans des « parcours de radicalisation » terroristes. L’objectif affiché est d’empêcher les gens de rejoindre des zones de combat, ou de se radicaliser sur internet. Le gouvernement se défend d’en faire une loi de circonstance, mais se justifie en permanence par les départs de français en Syrie pour rejoindre les groupes djihadistes.
(…) Le projet de loi Terrorisme a une logique générale de contournement du juge, pour laisser à l’administratif (la police) toute liberté d’agir. (…) Contourner le juge, c’est faire une loi pour faciliter (renforcer les pouvoirs de la police) la vie des policiers, avec des risques importants pour les libertés publiques.

Que veut dire « entreprise terroriste individuelle » ?
L’objectif de l’article 5 est de créer une incrimination d’« entreprise terroriste individuelle » afin de faire poursuivre des individus isolés selon les mêmes modalités que des groupes terroristes organisés.
L’article demande qu’un individu regroupe au moins deux infractions parmi une liste, permettant de déterminer qu’il a une volonté de passer à l’acte (terroriste). Parmi ces infractions, la détention de substances dangereuses, le recueil d’informations destinées à passer à l’acte, mais également la consultation de sites provoquant au terrorisme.
Ces conditions sont si « ouvertes » qu’elles permettent à un grand nombre d’activistes, de citoyens désirant comprendre par eux-mêmes les problèmes de radicalisation politique ou terroristes, etc. d’être concernés par cet article. C’est tout l’activisme radical qui est en passe d’être visé par cet article, avec un volet numérique étendant de façon extrêmement large les possibilités d’incrimination.

Ce qui change, c’est donc le passage de l’organisation terroriste à la figure de l’individu terroriste. C’est aussi une extension du domaine de la suspicion : pour qualifier une personne de « terroriste », l’Etat n’a plus besoin de prouver ses liens réels avec d’autres militant-e-s violent-e-s, la consultation de sites suspects pourra suffire… Or, comme le reconnaissent les experts eux-mêmes [2], la frontière entre terrorisme et militantisme radical est très floue. On se souvient par exemple que le sabotage d’une ligne TGV avait été qualifiée de terrorisme lors de l’affaire Tarnac.

Conséquences pour les militant-e-s

Ainsi, le domaine d’application de la loi est très flou [3]et ouvre la possibilité de mesures répressives nouvelles contre les militants radicaux. Derrière la façade médiatique et le concert de trompettes de la « guerre contre le terrorisme », se trouvent un ensemble de dispositions bien concrètes permettant en cas de « présomption de terrorisme » d’interdire la sortie du territoire, ou de perquisitionner à distance les équipements informatiques .


Que font dans ce projet de loi des articles concernant le déchiffrement de données et les perquisitions à distance ?
À la fin du projet de loi Terrorisme, on trouve une série d’articles qui semblent plutôt répondre à des besoins de la police, sans lien exclusif avec le terrorisme et donc sans cohérence réelle avec ce projet de loi. Cela n’empêche pas ces articles d’être eux aussi porteurs de régressions pour nos libertés. Ainsi, l’article 10 et l’article 11 concernent l’ensemble des procédures pénales, pas seulement le terrorisme, et portent atteinte à l’inviolabilité du domicile, de même qu’au secret des sources, en permettant sans autorisation judiciaire spécifique de perquisitionner à distance des équipements informatiques, ou de requérir des personnes pour déchiffrer des données chiffrées.
Introduits à la fin du projet de loi, ces articles vont toujours plus loin dans le contournement du judiciaire, et donc dans le contrôle des activités des services de police. Sous un prétexte affirmé et réaffirmé d’« efficacité », les garde-fous de la justice se retrouvent repoussés au profit d’une justice « administrative » expéditive et sans contre-pouvoirs.


L’interdiction de sortie du territoire est-elle respectueuse des libertés individuelles ?
Dans ce projet de loi, l’article 1 instaure une possibilité d’interdiction de sortie du territoire pour des personnes, majeures ou mineures, sur lesquelles pèse un soupçon de volonté de rejoindre des théâtres de guerre (sont ici visés principalement les départs vers la Turquie en vue de rejoindre la Syrie ou l’Iraq). On part donc d’un motif extrêmement vague, la supposition de départ sur un théâtre de guerre avec supposition de dangerosité au retour, pour restreindre de façon très ferme (interdiction de sortie du territoire et confiscation de la carte d’identité) la liberté de circulation d’individus sur lesquels ne pèsent que des soupçons d’intention terroriste.
Cet article (…) installe (…) une logique globale de profilage, de suivi de « parcours de radicalisation », de croisement de données, de suspicion. En outre, pour déterminer les indices permettant de soupçonner un individu de souhaiter rejoindre un théâtre de guerre laisseront très certainement une grande place au numérique en tant que moyen permettant de décider s’il y a, comme le dit avec beaucoup de flou le texte du projet de loi, « de sérieuses raisons de croire… »

La qualification de terrorisme est laissée à l’appréciation de la DGSI, leur laissant libre cours pour cibler et réprimer des individus radicaux : surveillances, infiltrations, écoutes téléphoniques, sonorisations, captations de données informatiques, interdiction de sortie du territoire, confiscation de la carte d’identité, signalement à Interpol, comparutions immédiates, etc. Pour la destruction d’un engin de chantier dans le Val de Susa, 4 camarades italiens ont été condamné à 20 années de réclusion criminelle en vertu de mesures anti-terroristes similaires. [4] Ce repérage des militant-e-s radicaux passe désormais tout particulièrement par la surveillance des contenus visités sur internet.

Conséquences pour les sites contestataires

Si la DGSI juge un beau jour que ce site fait l’apologie du terrorisme [5], son contenu pourrait être bloqué sans même que nous ayons à nous défendre devant un juge. Cette condamnation de l’apologie est une forme de retour des lois scélérates de 1893. [6]


Pourquoi sortir l’apologie du terrorisme du droit de la presse est-il dangereux ?
La logique du projet de loi est de considérer qu’il y a un «  parcours de radicalisation  » et que l’apologie du terrorisme est assimilable à du terrorisme. En retirant l’apologie du terrorisme du droit de la presse pour l’insérer dans le code pénal au sein de la définition du terrorisme, il y a une relation de causalité directe qui est faite entre un discours et des actes. Considérer qu’un contenu glorifiant le terrorisme est du terrorisme est dangereux car la frontière entre opinion et apologie, information et propagande, est très floue.

Que penser du blocage des sites Internet ?
Le projet de loi veut autoriser les services de police à demander aux fournisseurs d’accès internet de bloquer l’accès à certains sites ou contenus sur le web, pour empêcher les internautes résidents en France d’accéder à des contenus qui feraient l’apologie du terrorisme.

Techniquement, les techniques de blocage sont connues pour être :
- contournables très facilement, par n’importe quel internaute y compris sans connaissances techniques
- en général difficiles à mettre en œuvre sans risque de surblocage

Les spécialistes savent et disent tous que le blocage de contenus est une très mauvaise réponse. Les FAI sont très réticents à le mettre en œuvre. Pour bloquer efficacement l’accès aux contenus sur le web et sans surblocage, il faudrait mettre en œuvre des techniques de surveillance massive des connexions des internautes.
(…) Le deuxième élément important concernant le blocage des sites ou contenus Internet est qu’il est fait par une autorité administrative (policière) sans intervention préalable du juge judiciaire. La censure de la liberté d’information peut-elle être décidée dans l’opacité par des autorités policières sans procédure judiciaire ? (…) il n’y a pas de procédure contradictoire, où l’on pourrait se défendre avant la censure.

De l’aveu-même des experts, les techniques de blocage de sites internet sont impuissantes pour atteindre l’objectif officiel, les grands méchants islamistes. En revanche, nous sommes tou-te-s susceptibles d’être visé-e-s par des mesures intrusives et répressives pour peu que nous ayons consulté un site « suspect ». Agiter l’épouvantail de l’islamisme en Syrie ou en Irak permet ainsi à l’Etat Français de donner un tour de vis sécuritaire qui affecte tout particulièrement internet et les diverses formes de militantisme radical.

P.-S.

La présentation détaillée point par point est à lire sur le site de la Quadrature du Net.