France. L’autogestion à la rescousse dans la crise du capital (Fralib, Seafrance, Goodyear)

Arti­cle est paru dans  Echanges n° 145 (automne 2013).

Le 24 juillet, le conseil des minis­tres a dis­cuté et fina­lisé un projet de loi « Economie sociale et soli­daire (ESS) » modi­fiant le statut des scop (sociétés coopé­ra­tives ouvrières de pro­duc­tion) qui, en France définit le cadre juri­di­que des coopé­ra­tives, autre­ment dit la manière dont l’auto­ges­tion doit fonc­tion­ner sous le capi­tal. Ce projet qui devait venir en novem­bre devant le Parlement prévoit notam­ment les moda­lités selon les­quel­les les sala­riés d’une entre­prise pour­ront la repren­dre lors du décès du pro­priét­aire. Il n’est ni utile, ni néc­ess­aire d’entrer dans les détails de ce projet qui ne fait que com­pléter la lég­is­lation déjà exis­tante sur les coopé­ra­tives et favo­ri­ser la création d’une scop dans ces cir­cons­tan­ces pré­cises, d’autant plus qu’il peut être modi­fié lors de son vote.
Les coopé­ra­tives de pro­duc­tion ou de consom­ma­tion, agri­co­les ou indus­triel­les, sont par­fai­te­ment intégrées dans ce monde. Elles ne sont sou­vent qu’un cadre pra­ti­que pour cou­vrir une situa­tion proche de celle de n’importe quelle entre­prise capi­ta­liste et de plus leur impor­tance rela­tive face à la puis­sance des mul­ti­na­tio­na­les les relègue au rang de mar­gi­na­lités éco­no­miques.
Il ne s’agit même plus de cri­ti­que théo­rique de l’auto­ges­tion mais seu­le­ment de considérer ce qu’elles sont réel­lement dans le système capi­ta­liste et le rôle que leur prés­ence peut jouer eu égard à l’ensem­ble du système pro­duc­tif mon­dial. Deux exem­ples extrêmes per­met­tent de situer dans quel sens toute coopé­ra­tive peut ­évoluer.
Des grèves réc­entes en Italie ont révélé que tout le sec­teur logis­ti­que est sous forme de coopé­ra­tives, ce qui permet – un para­doxe quant au prin­cipe même de l’auto­ges­tion – de tour­ner tota­le­ment les lois sur le tra­vail et de garan­tir une exploi­ta­tion maxi­mum de la force de tra­vail. C’est tout simple, les quel­ques diri­geants majo­ri­tai­re­ment pro­priét­aires de la coopé­ra­tive, contrai­gnaient les pos­tu­lants sala­riés à être coopé­rateurs, ce qui les excluait de la condi­tion de sala­rié et des garan­ties et avan­ta­ges sociaux réservées aux sala­riés. Ceci permet une exploi­ta­tion sans limi­tes légales, puisqu’ils s’auto-exploi­tent comme tout « indép­endant ».
Un autre exem­ple est donné par cette coopé­ra­tive que les milieux de l’auto­ges­tion citent sou­vent, l’espa­gnole Mondragon. C’est en fait un conglomérat de sous-trai­tants dis­persé dans le monde, qui n’a rien d’une coopé­ra­tive ; grâce à cette inter­na­tio­na­li­sa­tion, son chif­fre d’affai­res atteint envi­ron le mon­tant du seul budget de publi­cité d’un autre conglomérat inter­na­tio­nal, le chae­bol coréen Samsung. La faillite réc­ente de Fagor Electrodometicos, filiale de Mondragon, illus­tre la domi­na­tion capi­ta­liste sur les acti­vités des coopé­ra­tives.
On pour­rait mul­ti­plier à l’infini toutes les varia­tions capi­ta­lis­tes des coopé­ra­tives de par le monde, la pureté auto­ges­tion­naire étant peut-être seu­le­ment réservée à de très peti­tes scops, et encore dans cer­tains sec­teurs éco­no­miques spé­ci­fiques, celles qui ser­vent de sup­port à l’idéo­logie auto­ges­tion­naire. Cette idéo­logie ignore le fait simple que toute acti­vité éco­no­mique dans un monde capi­ta­liste est contrainte peu ou prou de se plier aux règles de fonc­tion­ne­ment de ce système. Bien que l’on dise que les coopé­ra­tives de toutes sortes regrou­pe­raient près de 10 % de l’acti­vité éco­no­mique en France et 2,4 mil­lions de tra­vailleurs, on ne dit jamais ce qui se cache der­rière ces chif­fres : beau­coup d’entre­pri­ses privées qui n’ont rien ou pres­que rien à voir avec les prin­ci­pes avancés de l’auto­ges­tion ­ou­vrière. On remet au goût du jour la coopé­ra­tive comme solu­tion de survie d’un système qui n’arrive à rés­oudre ses contra­dic­tions que pour tomber dans d’autres contra­dic­tions ; elle ne devrait pour­tant pas appa­raître comme la panacée à la lumière des réc­entes ten­ta­ti­ves de la pro­mou­voir sous le slogan de « reprise de l’entre­prise capi­ta­liste par ses tra­vailleurs ».
Trois exem­ples récents per­met­tent de se faire une idée des dif­fi­cultés que ren­contre l’enga­ge­ment dans cette voie de sau­ve­tage d’une entre­prise en dif­fi­culté ou d’une unité fermée pour cause de stratégie éco­no­mique d’une mul­ti­na­tio­nale.
Fralib à Gemenos près de Marseille. Seule une partie des sala­riés (77) occu­pent l’usine de condi­tion­ne­ment de thé et tisa­nes fermée depuis deux ans par le trust Unilever. Le projet de scop qu’ils vou­draient bien créer sup­pose la reprise d’une marque déposée par Unilever, mais la mul­ti­na­tio­nale refuse abso­lu­ment d’accéder à cette requête, même en sous-trai­tance.
Un des points par­ti­cu­liers de ce projet a été le rachat du ter­rain et des bâtiments de l’usine par la Communauté urbaine qui les met­trait à dis­po­si­tion de la future scop. Cette dis­so­cia­tion du capi­tal fixe et du capi­tal varia­ble va se retrou­ver dans la scop cons­ti­tuée suite à la mise en faillite de Seafrance (1).
Seafrance à Calais. Lors de la liqui­da­tion de Seafrance, entre­prise qui exploi­tait la liai­son Calais-Douvress, ses trois fer­ries ont été rachetés par Eurotunnel, un groupe qui exploite le tunnel sous la Manche, une filiale de fret, Europorte, et, suite à ce rachat, une bran­che de trafic mari­time. Mais cette acti­vité d’arma­teur a pris un caractère très spé­ci­fique : l’exploi­ta­tion des­dits navi­res pour le trafic trans­man­che a été confiée à une scop cons­ti­tuée par les anciens sala­riés de Seafrance sous le nom de MyFerryLink.
Cette scop a prospéré au point qu’en août 2013 elle pre­nait 11 % du trafic trans­man­che et le groupe Eurotunnel pre­nait alors plus de la moitié de ce trafic. C’est là que les choses se sont gâtées pour la scop. La Grande-Bretagne, pays de la libre concur­rence, met en fait des bar­rières à cette concur­rence pour la pro­tec­tion des intérêts du capi­tal bri­tan­ni­que. Une des com­pa­gnies de fer­ries, la plus concernée par cette concur­rence, P & O, et une autre danoise, DFDS Seaways (asso­ciée à l’arma­teur français Louis Dreyfus), ont intenté un procès à Eurotunnel devant la « Competition Commission » bri­tan­ni­que prét­endant que le rachat et l’exploi­ta­tion des navi­res de Seafrance met­trait Eurotunnel en posi­tion de quasi-mono­pole et pour­rait alors impo­ser des prix pré­ju­dic­iables aux uti­li­sa­teurs. Un pre­mier juge­ment leur a donné raison en ordon­nant à Eurotunnel de vendre deux navi­res sur trois sous peine de se voir fermer l’entrée du port de Douvres. C’est une situa­tion cornéli­enne car le juge­ment du tri­bu­nal de com­merce de Paris attri­buant les trois navi­res à Eurotunnel com­por­tait une clause lui inter­di­sant la vente des ­fer­ries.
Le 4 déc­embre, cepen­dant, la cour d’appel bri­tan­ni­que a auto­risé les fer­ries de la scop MyFerryLink à conti­nuer de relier Calais à Douvres. Mais toute l’affaire montre les limi­tes de l’uti­li­sa­tion de la forme coopé­ra­tive qui, dans ce cas, n’est fina­le­ment qu’un orga­nisme de ges­tion (d’auto­ges­tion bien par­ti­cu­lière) de la force de tra­vail pour le compte d’un capi­ta­liste.
Goodyear à Amiens. Une opé­ration du même genre est tentée pour l’usine de pneu­ma­ti­ques Goodyear d’Amiens. Là aussi, une scop repren­drait la fabri­ca­tion des pneus agri­co­les, à condi­tion que Goodyear lui cède ou la marque ou la sous-trai­tance. Bien sûr, comme dans le cas de Fralib, le trust s’y oppose et les choses tour­nent autour de batailles juri­di­ques comme dans le cas antérieur de l’usine Continental près de Compiègne. De toute manière, si cette solu­tion pou­vait se mettre en place, la scop ne serait qu’un maillon dans le giron d’un groupe capi­ta­liste puis­sant qui impo­se­rait l’ensem­ble des fac­teurs éco­no­miques dét­er­minant, au final, les condi­tions de ges­tion de la force de tra­vail. Les décisions des « coopé­rateurs » seraient entiè­rement dét­erminées par des fac­teurs extérieurs aux mains du capi­tal, à l’excep­tion de quel­ques moda­lités sans influence réelle sur les condi­tions d’exploi­ta­tion. Ces exem­ples mon­trent que le sort d’une coopé­ra­tive repre­nant une acti­vité quel­conque et que la réalité quel­que peu fal­la­cieuse d’une telle voie, pré­conisée très timi­de­ment par le projet de loi « Economie sociale et soli­daire », ne sont qu’un replâtrage poli­ti­que face à l’énormité de la crise du capi­tal.

 H. S.

NOTE
(1) Cette dis­so­cia­tion n’est pas rare dans le capi­ta­lisme d’aujourd’hui : par exem­ple pour les che­mins de fer en France, la SNCF a été divisée entre pro­priété et entre­tien des voies au Réseau Ferré de France (RFF) et la nou­velle SNCF, pro­priét­aire des trains et ges­tion­naire du trafic (comme antéri­eu­rement en Grande-Bretagne). Et ce n’est pas un cas isolé.

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