Ici le texte entier : Etat nation et nationalisme ok
L’article que je réédite fut publié en 1997, dans le premier numéro de la revue « Oiseau-tempête ». Il me semble important d’en reprendre la diffusion car il traite de la question centrale de l’Etat et du nationalisme, en particulier de l’Etat nation à la française. Lequel serait porteur, aux dires de ses apologistes, de valeurs républicaines, émancipatrices et de portée universelle, désormais menacées, après d’autres ennemis autrefois, par les jihadistes. C’est autour de telles valeurs qu’il faudrait faire bloc au nom de la « lutte contre le terrorisme islamiste ». Terrorisme porté ici par des adeptes nihilistes de l’Islam, en général issus des banlieues déshéritées, qui sèment, après quelques séjours en Syrie et ailleurs, la destruction au cœur même de la métropole, fusse au prix de leur vie. Par exemple pour venger le Prophète caricaturé. Mais, quelle que soit la répulsion que de tels actes, et d’autres, antisémites, effectués par des fous de Dieu, m’inspirent, je n’accepte pas le chantage à la compassion auquel se livre le locataire de l’Elysée et l’ensemble des supporters de l’Etat hexagonal, à commencer par les journalistes.
Leur unanimisme prend de telles proportions qu’il rappelle de fâcheux antécédents, tels que l’union sacrée à la veille de la Première Guerre mondiale. Avec aujourd’hui, en prime, la dimension d’union sacrée planétaire contre le terrorisme qui est la marque de fabrique du capitalisme globalisé. L’utilisation des émotions, à commencer par la peur, afin de sanctifier et de consolider les modes de domination est antédiluvienne. Elle constitue, depuis belle lurette, le fond de commerce des castes sacerdotales et des Etats. Dans « Le viol des foules par la propagande politique », rédigé vers 1950, Tchakhotine rappelle, à partir de l’histoire du nazisme, que les Etats vainqueur de la Seconde Guerre mondiale héritèrent de sa propension à mobiliser les émotions, y compris les plus viles et les plus irrationnelles, pour épauler la raison d’Etat lorsque les modes d’argumentation rationalistes, issus des Lumières, n’y suffisaient plus. C’est ce qui arrive aujourd’hui en France, en particulier au cours des manifestations consacrées à rendre hommage aux victimes sacrifiées sur l’autel de la « liberté d’expression » et des autres « valeurs républicaines », où l’on défile avec des mines compatissantes, bougies au poing comme à Lourdes. Ce qui montre que l’Etat laïque est l’héritier, sous des formes profanes, du christianisme, monothéisme dont les prétentions sont aussi despotiques que celles des autres, islam compris. Mais entre les émotions ainsi manipulées et la peste émotionnelle, il n’y a pas de muraille de Chine. A spéculer sur elles, le pouvoir d’Etat favorise l’apparition d’actes inqualifiables qu’il 1condamne, en toute hypocrisie républicaine, à commencer par des attaques de boutiques tenues par des musulmans. En France, rien ne révulse plus les citoyens laïques que les fanatiques religieux, ici islamistes, qui vont jusqu’à tirer dans le tas pour cause de blasphème. Pas plus qu’ils ne comprennent que ceux-ci se réfèrent, pour donner sens à leurs actions, à l’époque où les califes, à titre d’héritiers du Prophète, rêvaient de dominer le monde. Bien sûr, la conquête et la soumission de l’ensemble des terres non musulmanes ne sont pas réalisables, encore moins aujourd’hui qu’hier, à moins de croire que les tendances propres au capitalisme globalisé vont disparaître par magie. Les leaders du jihadisme, contrairement à ce qu’imaginent parfois les troupiers fanatisés qu’ils envoient ou renvoient dans les Etats qui jouent encore en partie le rôle de centre du capitalisme, n’ont pas l’intention de créer quelque Etat territorial centralisé, englobant de vastes territoires. Au plus, leur théocratie prendra la forme mafieuse, instable et peut-être éphémère de l’Etat islamique en Syrie. Ils savent comment tourne le monde actuel et ils en tiennent compte, quelles que soient les rêves de domination universelle propres au mythe fondateur dans lequel ils puisent en partie leur puissance. Ils combinent politique et théologie. Ils participent, à leur façon, à la gestion du monde issu de la fin de la Guerre froide. Ils n’y sont pas étrangers. Les mêmes citoyens qui repoussent avec dégoût le terrorisme, sous les traits de l’islamisme, ne le reconnaissent plus lorsqu’il prend la figure plus familière à leur yeux du républicanisme, la figure du terrorisme d’Etat. Ainsi, ils sont horrifiées par la vidéo qui, entre autres vidéos morbides, montre l’un des policiers, déjà blessé et neutralisé, achevé au sol par le commando des vengeurs du Prophète. Commando qui, jusqu’à la dégaine, ressemble à n’importe quel groupe de prétoriens de l’Etat, à qui est confié, paraît-il, la tâche de combattre les « terroristes ». Ils ont la mémoire courte quand ça les arrange, les citoyens. Pour prendre l’exemple le plus emblématique, à l’époque de la présidence Mitterrand, c’est bien le 11 e Choc, commando chargé des basses besognes de la raison d’Etat, qui acheva les blessés indépendantistes, voire assassina les prisonniers indemnes et menottés, à Ouvéa en Nouvelle-Calédonie, en 1988, non ? Alors, assez de phrases compatissantes, à la façon des moralistes chrétiens, sur le caractère « sacré » de la vie humaine. Comme si l’Etat, ici laïque et républicain, n’était pas synonyme de coercition et de violence, à l’occasion implacable, contre ceux et celles qui n’acceptent pas le joug. Et si les actes des jihadistes me sont étrangers, ce n’est pas parce qu’ils sont étrangers au monde « civilisé » que des « barbares » venus d’ailleurs mettraient en péril, ou parce que toute violence contre ce monde est condamnable en principe. Mais parce qu’ils sont bien de ce monde, au contraire, de tels actes.
André Dréan, janvier 2015