L’écrit idéologique, militant et/ou universitaire, est un lieu codé, à l’accès réservé.
NombreuxSES y sont aussi à l’aise que moi dans un musée, au théâtre, un cocktail ou un colloque universitaire. Ils/elles n’y vont jamais ou en sont symboliquement éjectéEs quand par hasard ils/elles y sont confrontéEs.
Des dispositifs. Des lieux physiquement accessibles, enfin pas à tout le monde1, mais plus sérieusement filtrés qu’une entrée de discothèque.
Tout comme le langage est truffé de miradors, de fausses pistes et de bombes anti-personnel.
Parfois je sais que j’écris avec des caractères, des mots qui empoisonnent, emprisonnent mes combats.
Je me suis souvent vu, imaginé comme un pilleur, qui venait, masqué, de nuit, en juste retour de la domination coloniale rapiner leurs langues, leurs cultures pour leur renvoyer des flèches… Ce joli rêve éclate régulièrement dans toute sa naïveté ; langues et cultures dominantes induisent les découpages sociaux, les hiérarchies, les visions qui leur conviennent. Quand bien même je parviendrai à articuler ma révolte clairement dans un français correct, scolaire, savant ou celui du dérapage admis.
Que j’utilise une de leurs créations, ou une des créations auxquelles ils consentirent. Que j’utilise l’une de ces armes et l’échec est déjà marqué ; parce j’utilise une langue que mes jeunes frères et sœurs ne pourront pas comprendre ou n’intègreront qu’en ingérant la soumission aux valeurs du système. Parce que j’utilise une langue que ma grand-mère très peu francophone n’aurait pu comprendre, que l’autre, pas du tout intellectuelle, n’aurait pas pu non plus comprendre.
Pourtant j’ai trouvé des espaces de liberté grâce aux écrits et aux livres. J’ai trouvé des alliéEs, des forces grâce à cela. Et chez celles et ceux qui écrivent, quelques-unEs se posent véritablement la question de faire de leurs écrits un objet qui n’exclut pas, un objet abordable, accessible, vivant.
Mais il y a aussi les autres pour qui les codes pour dire une réalité plus complexe sont aussi les codes pour éloigner la réalité, mettre à distance, exclure. Qui usent des mots pour diviser le monde entre ceux qui font, et ceux qui pensent. Qui en usent pour obtenir ou renforcer une position privilégiée2.
Et c’est vrai que s’arrêter pour écrire ce que l’on pense, s’en estimer le droit, l’envie, la capacité, la légitimité, y voir une valeur, tout cela est déjà un privilège.
Que voulons-nous faire de ce privilège ?
Des conférences ? Des doctorats ?
Nous gargariser de mots que nos parents n’ont jamais entendus de leur vie ?
Accéder aux hautes sphères ? Là où le système s’assure de sa continuité, grâce entre autres aux arrivistes et aux réformistes qui se racontent des histoires en se cachant derrière leur index ?
Que voulons-nous faire ?
De belles études gratifiantes ?
Collectionner les séances de congratulation sur les réseaux sociaux ?
Mes parents ne connaissaient pas les abréviations ou les anglicismes à la mode sur internet ; ils ne les connaitront jamais.
Ils ne connaissaient pas non plus le « care », « l’intersectionnalité», les personnes « racisées » ou d’autres formules de « spécialistes» que je déteste. Pourtant ils ont vécu tout cela. J’en atteste en plein dans ma gueule, et la leur cramée en poussière de cendres à l’heure qu’il est.
Morts qu’ils sont, sont-ils condamnés à n’être que des supports de discours ?
D’autres éternelLEs absentEs ?
Des supports de blablas universitaires, de conférences incompréhensibles, et violentes dans les rares choses qu’on en capte. Des supports de militantismes suffisants qui ne changent pas leur vie mais s’en emparent, les jugent, les soupèsent, les considèrent. Supports de militantismes qui aimeraient bien leur imposer, leur apposer ces mêmes mots issus de la domination intellectuelle.
Ma mère, mes grands-mères m’ont montrées plein de pistes. Le seul enjeu qui vaille, c’est celui qui aurait consisté à trouver un espace entre les autoroutes des dominantEs pour leurs voix, leurs mots.
Où sont les marques, les empreintes de leurs impertinences, de leurs indépendances ?
Qu’est ce qui vous plait dans mes lignes ? Ce feu qui me vient d’elles ? Ou la forme rassurante de mon expression forgée par les années de domestication ?
Les deux peut-être…
Et leur colère à elles ?
Est-ce tant pis qu’elles n’aient jamais eu les mots, les outils, la confiance, le temps, le confort ?
Leur ferai-je justice a posteriori par mes mots, justice à leurs mémoires ?…
Leurs vies terrestres, de chair, les coups, les souffrances, les pleurs, leurs solitudes resteront en tous cas les mêmes.
Inchangées par ces lignes.
M.L. – trouver dans Cases Rebelles ( Juin 2012)